Achille, jeune guerrier puissant, regarde à ses pieds un vieillard en larmes, Priam, venu le supplier de lui rendre le corps de son fils. Il pourrait, il devrait même tuer le roi de Troie. Mais il se met à sa place, se reconnaît en lui, le relève, lui donne le cadavre d’Hector et le laisse partir. Le concept d’empathie – la capacité à épouser le point de vue de l’autre, à ressentir ce qu’il ressent et à se figurer sous ses traits – est né, et notre civilisation avec lui.Voilà ce sur quoi repose notre vie en commun et ce que nous sommes en train de perdre. Nous savons tous que, sur Terre du moins, la cité de l’égalité parfaite n’existera jamais. Il y aura toujours des riches et des pauvres, des dominants et des dominés. Et pourtant, nous sommes appelés à former, par-delà nos inégalités de condition, un peuple. L’empathie est le liant nécessaire qui nous permet de faire société, et la campagne qui s’achève révèle son manque criant.
Sur nos cartes électorales, les couleurs vives et sombres dessinent nos fractures.
Un pays en souffrance et des villes heureuses s’y regardent en chiens de faïence.
Sans se comprendre. Avec ressentiment ou mépris.
Quelle que soit l’issue du vote de dimanche prochain, la grande tâche des années à venir sera, pour nous tous, de nous exercer au décentrement.
Il ne s’agit pas d’exiger du riche qu’il fasse vœu de pauvreté ou du bobo parisien qu’il s’établisse en Picardie, mais de les obliger à prendre l’autre en compte. L’arrogance des gagnants – des élections comme de la mondialisation – précipitera la défaite de tous.
Et stigmatiser la colère des dépossédés ne résoudra rien. Il nous faudra relire « l’Iliade » et refaire France.
par Raphaël GLUCKSMANN, philosophe et essayiste
( Dernier ouvrage paru : Notre France. Dire et aimer ce que nous sommes, Allary Éditions, 2016.)